Ce jour, un arbre m'a dit:
Mes amis,
Ce soir, je vais mourir. J'avais pourtant cru que mon histoire d'amour avec
Belfort allait pouvoir encore se poursuivre de longues années. Des êtres sans
respect en ont décidé autrement, sous prétexte de modernité. Demain, je ne
verrai plus le soleil se lever derrière la roche du Château.
Avant de disparaître, écartelé par les bras d'une grue, fauché à ma base dans
la force de l'âge, je veux coucher avec vous quelques lignes qui, je l'espère,
seront éternelles. Portées par les vents, comme les pollens au printemps, ces
mots transmettront le souvenir de ce que j'ai été. Lorsque les derniers témoins
ne pourront plus raconter, elles rappelleront aux générations futures que j'ai
été là, fidèle veilleur de Belfort, protecteur tranquille des Belfortains,
comme tous mes autres amis.
Ces lignes et ce testament végétal sont puisés dans la force de mes racines,
ancrées profondément dans cette terre de Belfort, à laquelle elles
s'accrocheront jusqu'au dernier souffle lorsque l'arracheuse à la capuche noire
fera sa basse besogne, sûre de son impunité, fière d'attirer à elle des âmes
innocentes dont le seul pêché est d'avoir résisté au temps.
Je suis né à Belfort, il y a bien longtemps dans la famille des marronniers,
essence locale alors très prisée. C'était dans les années 1890. Jeune pousse à
la frêle consistance, je me suis installé là, sur cette place de la Vieille
Ville où bat le cœur de Belfort. Avec une trentaine de camarades, nous avons
été plantés par des hommes qui ne sont déjà plus de ce monde, victimes avant
nous du temps qui passe.
Sur cette place d'Armes léguée par Vauban, nous formions un bel alignement,
fiers et droits commedes troupes à la revue. Nous étions disposés en rectangle
comme la Garde des grognards de Napoléon, fidèles défenseurs de cette place,
résistants à toutes les agressions. Jusqu'à ce jour. Les arbres meurent mais ne
se rendent pas.
Les années ont passé et nous nous sommes tous fortifiés, prenant du ramage, de
la hauteur, de la splendeur. Nous avons tendu et tendu nos bras vers le ciel
pour offrir aux passants le meilleur abri possible, contre le soleil ou contre
la pluie. Nous avons tout vu à nos pieds, la guerre et la paix, l'amour et la
haine, la joie et la peine, la vie et la mort...
La vie venait tout d'abord de la cathédrale Saint-Christophe, que l'on appelait
alors la basilique. Tous ses baptêmes, ses mariages, cette joie, cette foule
sur le parvis de l'église. Il y avait la même liesse pour les mariages à la
sortie de l'hôtel de ville.
Il y avait les participants à ces fêtes, et ceux qui les observaient depuis la
place, debout dans la fraîcheur de notre ombre, assis sur un banc "art
nouveau" ou sur les marches du kiosque à musique.
La peine et le mort venaient des obsèques à Saint-Christophe, des longs convois
funéraires, des familles en noir consolées par des amis ou par le doux vent qui
agitait nos frondaisons, comme un souffle d'éternité, un message de l'au-delà
rassurant les vivants.
La place d'Armes c'était bien sûr les terrasses ombragées les jours d'été.
Devant le monument Quand Même de Mercié, fièrement surélevé par un parterre de
belles fleurs, les jeunes et moins jeunes se rafraichissaient autour d'un
sirop, d'une eau ou d'un demi de bière... Nous étions les témoins indiscrets de
ces discussions douces ou enflammées, vigoureuses ou amoureuses, dont les mots
les plus discrets étaient confiés à nos épais branchages.
La place d'Armes c'était aussi la fête. Pendant près de 30 ans, à la Pentecôte,
elle résonnait au rythme du Festival international de musique universitaire.
L'inauguration de ce FIMU, le dimanche à 11 h près du kiosque à musique,
permettait à chacun de profiter de notre ombre lorsque le chaud soleil faisait
sentir ses effets. La musique s'élevait vers le ciel, guidée par nos
branchages.
La place d'Armes, c'était aussi le rituel du dimanche matin. Les gens allant à
la messe de 11 h, allant acheter le pain ou le journal, buvant un verre dans
les différents établissements, avant de rentrer chez eux pour le repas
dominical.
La place d'Armes c'était aussi le marché aux puces. Notre place ancienne en
était le coeur. Les chalands bigarrés, les collectionneurs, les chineurs, les
objets posés pèle mêle à même le sol. Que de souvenirs sous nos frondaisons……
La place d'Armes c'était aussi la rencontre de toutes les générations. Les
personnes âgées se reposaient sur les bancs, en observant les enfants qui
couraient pour jouer ou pour ramasser nos coques de marrons, dont ils faisaient
ensuite des petits bonhommes assemblés par des allumettes. Les parents faisaient
leurs courses chez le boucher, l'épicier, le teinturier, le marchand de tabac,
dont l'échoppe était déjà là au moment de notre plantation.
Tout ce temps là est maintenant révolu. Place à la froide modernité, sans
saveur, sans tradition, sans imaginations... "Du passé faisons table
rase" ont dit quelques édiles irascibles qui se sont fichus éperdument des
pétitions signés par des milliers de Belfortains pour nous défendre.
Ces élus qui pensent tout savoir ont d'abord arraché nos bancs anciens, nos
poubelles stylées. Ils ont coupé nos réverbères, interdit le stationnement,
retiré la boîte aux lettres...Dans quelques heures, ce sera notre tour, et
après nous la statue Quand Même sera mise à bas, abattue de son piédestal.
Mon heure est venue, alors que j'aurais pu rester encore avec vous une bonne
trentaine d'années. Je suis fier de ce que j'ai été. Je pars sans haine, même
si je souhaite du fond du cœur que nos bourreaux paient un jour le prix de
notre sacrifice.
Amis belfortains, passants de la Vieille Ville, n'oubliez jamais vos vieux
marronniers, serviteurs fidèles qui ne demandaient qu'un peu de respect.
Les commentaires récents